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Clik here to view.Bourguiba s’intéressait beaucoup à Atatürk ; plus encore, celui que l’on appelle parfois « l’artisan de la laïcité tunisienne » disait admirer et s’être inspiré du très laïque Mustapha Kemal. Au cours des mois consécutifs à la « Révolution de la dignité », ce sont au contraire les acteurs islamistes tunisiens qui, à l’instar de Rached Ghannouchi, se sont réclamés du « modèle turc ». D’ailleurs, le leader d’Ennahda n’a pas hésité à affirmer : « Nous considérons l’expérience turque comme un modèle et nous pouvons notamment bénéficier de ses succès obtenus au niveau économique, au niveau des droits de l’Homme et de la démocratie » au cours d’une interview en janvier 2012. En parallèle, le Premier ministre turc aime à se présenter et à présenter la Turquie comme une « source d’inspiration » – voire un pays modèle du monde musulman – faisant ainsi d’Ankara le plus grand bénéficiaire de l’opération communication autour du « modèle turc ».
De quel « modèle turc » parle-t-on ?
Avant d’analyser la pertinence du modèle turc en Tunisie, il parait essentiel de s’interroger sur le concept même de modèle turc et de son intérêt didactique. Cette question est bien souvent négligée au profit de postulats tautologiques tournant autour de la question de l’exportation dudit modèle avant même de l’avoir défini. Ce faisant, d’aucuns oublient le fait que le « modèle turc » a une dimension historique essentielle et qu’au cours du XXème siècle, plusieurs modèles se sont succédé : de façon assez paradoxale, on est passé, pour reprendre l’analyse de Jean Marcou, d’un pays musulman ayant réussi à laïciser ses institutions et loué par les « Occidentaux » à un pays musulman ayant réussi à concilier islam et démocratie et encensé par les acteurs islamistes. Par ailleurs, l’universitaire Kemal Kirişci a évoqué cette question en démontrant l’absence de consensus sur la définition de ce modèle turc dans la mesure où ledit modèle peut aussi bien correspondre à la configuration étatique turque perçue comme un Etat « islamo-démocratique » – ce qui est faux dans la mesure où la Constitution turque définit la Turquie comme un Etat « laïc » dans son article 2 – qu’à la puissance émergente s’enorgueillissant de ses succès économiques et sociaux (« Can the Turkish Model be Relevant for the Arab Awakening ? », Confluences Méditerranée, L’Harmattan, 2012|4 n° 83, p. 43-57).
En outre, d’autres l’associent à un concept pensé pour et par les membres de l’AKP pour justifier leur stratégie de leadership dans l’après-printemps arabe, ou encore comme un moyen permettant d’occulter les « échecs » du gouvernement turc – jusque récemment il s’agissait notamment du dossier kurde (Jean Marcou, « Les multiples visages du modèle turque » in Futuribles, N°379, 5-22, novembre 2011, p. 5 à 22). Si modèle « islamiste » turc il y a, il s’agit de le définir au regard de ce qui constitue son attrait pour les acteurs qui s’en réclament : à savoir, les acteurs islamistes. Dans cette optique, indépendamment de sa véracité, l’idéal-type de ce modèle résiderait dans un mariage réussi entre islam et démocratie, célébré par la presse internationale, pouvant même concilier la protection des droits de l’Homme avec un capitalisme conquérant. Ces précautions méthodologiques ayant été prises, il est possible d’interroger la pertinence de ce modèle au regard des acteurs islamistes tunisiens.
L’indéniable proximité idéologique entre l’AKP et Ennahda
Si Rached Ghannouchi affirme aujourd’hui s’inspirer des islamistes turcs, cela semble aller à l’inverse des tendances passées : en effet, par le passé ce sont bien les idéologues de l’AKP qui avaient tiré une partie de leurs idées des écrits de l’actuel Président d’Ennahda. Un certain nombre d’analyses, dont celles de l’homme politique israélien Azmi Bishara, mettent en lumière l’idée selon laquelle la pensée d’Ennahda a irrigué les courants de pensée au sein de l’AKP d’Erdoğan. S’il s’avère nécessaire de le rappeler, c’est parce que le courant laïque tunisien semble préoccupé par cette source d’inspiration – sous-entendant par la même qu’il s’agit en réalité d’un instrument tendant exclusivement à corroborer les dires de Ghannouchi. Il existe donc une proximité idéologique entre les tendances turques et tunisiennes ; proximité qui résulte des différents « temps » de l’islamisme dans ces deux pays : en d’autres termes, le corpus idéologique tunisien, très tôt approfondi, a ensuite servi aux Turcs désireux de rejoindre l’islamisme politique. Ainsi, cette porosité entre islamismes turc et tunisien ne saurait être exclusivement conçue comme une simple stratégie de communication islamiste – même si cette dernière y joue un rôle essentiel.
L’incontestable opportunisme nahdaoui dans sa référence à l’AKP
Selon le politiste Vincent Geisser, si l’AKP semble être le modèle officiel de Ghannouchi, son modèle réel repose davantage sur la réussite du parti turc. Autrement dit, la référence à l’AKP n’est pas fortuite, et, au-delà même du lien idéologique qui pourrait exister avec l’AKP, Ennahda cherche surtout à tirer un bénéfice politique d’une telle comparaison. Avant les élections du 23 octobre 2011, les islamistes tunisiens rêvaient du succès électoral de l’AKP de 2002, succès au cours duquel l’embellie démocratique a été de pair avec un retour à la religion et un vote en faveur des représentants de l’islamisme turc, comme cela avait déjà été le cas en 1950 et en 1980. Par ailleurs, cette analogie présentait un double mérite : à l’échelle internationale, elle diffusait l’image d’islamistes assagis et modérés, tandis qu’à l’échelle nationale, elle permettait de promettre aux Tunisiens des réussites économiques semblables à celles que connait la Turquie. Or, il faut rappeler que les acteurs islamistes turcs ont débuté leur engagement politique dans un environnement relativement pluraliste et qu’en particulier, lorsqu’Erdoğan et Gül créèrent l’AKP en 2001, ils se réclamaient des idées modérées de Turgut Özal tout en se distanciant des positions tenues par Necmettin Erbakan. Les acteurs islamistes tunisiens n’ont pas connu ce scénario et le fossé idéologique qui sépare Ennahda et l’AKP apparait plus profond que jamais à la lumière du débat sur la laïcité. Ainsi, durant l’interview dans laquelle Rached Ghannouchi affirme « nous considérons l’expérience turque comme un modèle », quand la journaliste lui fait remarquer que « l’AKP est considéré comme laïque, bien que ses racines soient islamiques », Ghannouchi rétorque « j’ai dit que chaque pays a ses spécificités »…
Une laïcité historiquement et conceptuellement distincte
L’idée de « transposabilité » du modèle turc au cas spécifique de la Tunisie repose sur les éventuelles similitudes entre les deux pays. Leur application « historique » de la laïcité est souvent mise en exergue pour justifier le rapprochement des situations actuelles, notamment à travers l’analogie entre Atatürk et Bourguiba. Or, ce rapprochement entre les leaders indépendantistes turc et tunisien est souvent exagéré : si les deux ont promu la « laïcité », la ferveur avec laquelle ils l’ont défendue reposait sur des postulats radicalement opposés. En effet, contrairement à Atatürk qui considérait l’islam comme un frein à la modernité, « Bourguiba n’a jamais rejeté l’islam, ni appelé une seule fois à rompre avec lui. Il a seulement voulu en donner une vision différente » a notamment pu expliquer le journaliste Lotfi Hajji dans son essai Bourguiba et l’islam. Ainsi, l’épisode très provocateur du jus d’orange siroté par Bourguiba en plein ramadan de l’année 1958 trouvait – aux dires du leader tunisien – sa justification dans la nécessité d’améliorer la productivité, nécessité elle-même motivée par certaines interprétations du Coran ou encore des ouvrages de jurisconsultes.
Quelles implications constitutionnelles concrètes ?
Alors que dès 1928 une révision constitutionnelle supprime la référence à l’islam et qu’en 1937, le « laïcisme » est érigé en principe fondamental en Turquie, Bourguiba a été l’artisan du fameux article 1er de la Constitution de 1959 selon lequel « La Tunisie est un État libre, indépendant et souverain: sa religion est l’islam, sa langue l’arabe et son régime la république », dont le caractère ambigu et énigmatique n’a d’égal que la souplesse d’interprétation qu’il permet. En particulier, il est impossible de trancher sur la question de savoir si l’adjectif possessif « sa » fait de l’islam la religion de l’Etat ou bien s’il s’agit d’un constat sociologique sur la prépondérance de l’islam en Tunisie. « Machiavélisme politique » pour certains, « nécessité sociologique » pour d’autres, il n’en demeure pas moins que Bourguiba cherchait à paradoxalement inscrire son action « laïcisante » dans un cadre religieux, en se fondant sur le droit islamique à « l’ijtihad », effort d’interprétation du texte coranique face à des situations inédites. Cette distinction fondamentale permet de comprendre pourquoi le débat autour de la chari’a qui a été évoqué au sein de l’Assemblée Constituante en Tunisie n’a plus lieu d’être en Turquie : la chari’a n’y inspire plus le droit, et ce depuis la fin de l’Empire ottoman. Récemment, lors de sa tournée post-printemps arabe, les déclarations d’Erdoğan sur la laïcité ont été accueillies avec tiédeur voire avec mépris par les Frères Musulmans égyptiens. En revanche, Ghannouchi a réagi autrement : il n’a pas semblé opposé à l’idée selon laquelle l’Etat laïque défendu par Erdoğan pouvait paradoxalement permettre de concilier islam et démocratie (cf. notre édition du 16 septembre 2011). Preuve de l’adhésion du leader tunisien au modèle de l’Etat laïque ou choix motivé par l’impossibilité d’inscrire une référence claire à la laïcité dans la Constitution tunisienne ? Si la réponse est incertaine, une chose est sûre : l’ambiguïté contenue dans l’article 1 de la Constitution tunisienne est plus que jamais utile pour faire face au dilemme islamiste.
La lutte contre l’action terroriste violente comme horizon commun
S’il existe une filiation entre les idéologies étudiées, il s’agit indéniablement du rejet de la lutte armée comme instrument politique, évolution que l’AKP a entérinée en prenant définitivement ses distances avec l’aile « dure » du parti. Comme leurs homologues de l’AKP, et pour faire un pied de nez turc aux adeptes de la « théorie de l’agenda caché », Ennahda doit faire un choix radical face aux groupes qui font rimer islamisme avec terrorisme en Tunisie. A cet égard, la gestion de la crise, aggravée avec l’assassinat de Chokri Belaïd ainsi que l’actualité récente constituent certainement un test révélateur.